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Raymond Queneau pataphysicien
(Ce texte a été repris dans le volume Le Cercle des pataphysiciens, de la collection Mille-et-une-nuits, n°544 en 2008 vulg.)
De 77 (vulgairement 1950) à 1977 (en réalité 104 de l’Ère Pataphysique), Raymond Queneau fut une figure de proue du vaisseau collégial. C’est le premier Satrape qui s’agrégea au Corps après la fondation du Collège et il occupa la première place dans l’Administration de l’Ordre de la Grande Gidouille : celle de Grand Conservateur. Mais, rappelle encore sa notice nécrologique parue dans le n° 5 des Organographes du Cymbalum Pataphysicum, « il ne se contentait pas de cette absence de rôle positif ou négatif dont les Statuts (article 6, § 4) reconnaissent le privilège aux Satrapes. Sans éclat superfétatoire, Raymond Queneau intervint décisivement dans l’histoire du Collège ». Notamment lorsque, désigné à l’unanimité comme Unique Électeur en 86 E. P. (vulg. 1959), il choisit le Baron Mollet pour devenir le deuxième Vice-Curateur. Six ans plus tard, il fit encore partie du Conventicule Quaternaire qui fut à l’origine du choix du troisième Vice-Curateur : Opach. Et il fut l’un des premiers dont, en 101 E. P. (vulg. 1974), on sollicita l’avis lors des consultations qui précédèrent la décision d’Occultation qui scella le destin du Collège pour vingt-cinq ans. Est-il besoin de rappeler que c’est lui qui œuvra pour que l’Oulipo prenne place parmi les Sous-Commissions du Collège ?
Tel Opach, Raymond Queneau pratiqua également le « retrait » pataphysique, le zimzoum vers le « fort » intérieur inaperçu de ceux qui contemplent les murailles du dehors. D’aucuns verraient en ces oscillations révélées par l’édition posthume de ses Journaux intimes une pratique exemplaire du principe pataphysique de l’équivalence des contraires. À moins que l’on ne tienne qu’il ne s’agisse d’une expression de sa fondamentale normanditude. Mais, comme l’assurait Sherlock Holmes citant Flaubert : « L’homme n’est rien, l’œuvre est tout. » C’est par son œuvre plus que par ses gestes et opinions que Raymond Queneau illustra la science des solutions imaginaires.
L’opus quenien à l’intérieur du Collège est restreint mais exemplaire, car scientifique. Il traita de mathématiques (« Quelques remarques sommaires à propos des propriétés aérodynamiques de l’addition », Cahier n° 1), de cosmologie (Lorsque l’esprit, publication interne), de linguistique (« La Statique et la Dynamique du français », Cahier n° 19 ; « Selon Ibicrate le Géomètre », Cahier n° 22-23 ; « Modeste contribution à l’illustration de la langue française, n° 1 des Subsidia pataphysica) et de géopolitique (« Machin, gidouille et Helvétie », Dossier n° 16). Le Cahier n° 21 publia deux de ses sonnets, le Dossier n° 7 ses « Foutaises ».
Pour se situer très majoritairement hors des publications du Collège de ’Pataphysique, l’œuvre romanesque et poétique de Raymond Queneau n’en relève pas moins de la Science des sciences. Pascal Pia tenait son Transcendant Collègue pour « le premier pataphysicien que nous ayons eu depuis Faustroll ». Jean-Hugues Sainmont considérait Le Chiendent, Les Derniers Jours et Les Enfants du Limon comme « trois sources lumineuses ». Oktav Votka ajoutait à ces titres celui de Saint Glinglin pour constituer, selon lui, « l’indispensable vade-mecum pataphysicien au xxe siècle […] à ranger parmi les classiques fondamentaux de notre enseignement ». Dans le Cahier n° 8-9, le même Jean-Hugues Sainmont scruta « Les Enfants du Limon et le mystère de la Rédemption ». L’analyse fit date. De l’aveu de son auteur, elle était à prendre cum grano salis, ce qui n’empêcha pas qu’elle ouvrit les vannes au déluge des interprétations gnostiques. Plus tard, le T.S. Latis, dont on connaît les préoccupations horticoles, écrivit à Raymond Queneau une lettre prouvant que, en 5756 après Jésus-Christ, notre civilisation ne serait plus connue que par le deuxième volume de sa trilogie Battre la campagne, lettre publiée comme publication interne du Collège.
Le Calendrier Pataphysique, qui honore les créatures de préférence à leurs créateurs, accorde une place dans son panthéon à deux personnages de Raymond Queneau évadés, précisément, de l’« espace feuilleté » des Enfants du Limon : saint Bébé Toutout, évangéliste, le 7 gidouille, et saint Chambernac, pauvriseur, le 18 as, le démon et le rédempteur. Il ne célèbre pas la Saint-Valentin, sans doute pour éviter toute équivoque avec les confiseries du calendrier vulgaire. Les amoureux de Queneau au sein du Collège de ’Pataphysique militent cependant depuis longtemps pour que le 20 gueules (vulgairement 14 février) soit célébré Valentin Brû, le héros du Dimanche de la vie, roman que les exégètes expliquent plus volontiers à la lumière du finalisme hégélien qu’à celle de la fin des fins. Antoine Blondin eut cependant une remarquable prescience (pré-Science ?) dans l’analyse qu’il fit du roman lors de sa parution [1]. Il y montrait un Valentin Brû émule du brave soldat Schveik « que seules la défaite et l’exode empêcheront de donner toute la mesure de son irresponsabilité ». La créature du romancier tchèque Iaroslav Hasek dynamitait de l’intérieur l’armée austro-hongroise non par la révolte, mais par l’excès de zèle. Son « Je vous déclare avec obéissance » équivaut au « Pardonnez-moi si j’m’excuse » de Valentin Brû. Leur attitude est semblable à celle d’Alfred Jarry répondant au gradé qui lui intimait l’ordre de balayer la cour de la caserne : « Dans quel sens ? », attitude éminemment pataphysique.
Le soldat Brû dont on sait l’appétence (héritée de Raymond Queneau ?) pour le balayage peut passer pour une figure de pataphysicien. « La ’Pataphysique est à vivre » a rappelé Sa Magnificence Opach. Or il est plusieurs façons de la vivre : pittoresque (Jarry, pataphysicien dans l’absinthe, pour paraphraser André Breton), imperturbable (Faustroll, qui ne rit pas, constatait Julien Torma), bouffonne (le Père Ubu n’est-il pas « le plus grand des pataphysiciens »), umoreuse (Jacques Vaché, tout de même). Valentin Brû illustre l’attitude pataphysique sinon la plus parfaite, du moins la plus complète, dans la mesure où elle conjugue ’Pataphysique et Pataphysique, celle dont ne peut absolument pas discerner si celui qui l’affiche ne comprend absolument rien aux événements ou s’il est très au-dessus des événements. À ce degré, on parlera plutôt d’altitude pataphysique que d’attitude.
Raymond Queneau qui, lui-même, ne resta pas toujours au-dessus des agitations du monde, aimait pourtant à citer un autre membre du Transcendant Corps des Satrapes, Joan Miró : « Le courage consiste à rester chez soi, face à la nature qui ne tient aucun compte de nos désastres [2]. » Ce qu’il a exprimé plus légèrement, mais non moins pataphysiquement : « Il est vraiment très satisfaisant de voir comme la connerie s’étend mille lieues à la ronde [3]. »
[1] Rivarol, 14 mars 1952.
[2] Raymond Queneau cite cela à propos d’un tableau que Miró peignit à la fin du mois d’août 1939, la date est notable.
[3] Les Sous-Développés de la bonne volonté.