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Au Seuil de la ’Pataphysique (extrait)
Court passage issu de l’ouvrage du Sérénissime Roger Shattuck « Au Seuil de la ’Pataphysique », publié par le Collège le 1er abolu XC (8 septembre 1962 vulg.) pour la fête de la nativité d’Alfred Jarry. Cet ouvrage, actuellement épuisé, était présenté en neuf langues
[...] il nous faut entreprendre la tâche elle-même contradictoire de définir la ’Pataphysique en termes non-pataphysiques.
- I — La ’Pataphysique est la Science de ce domaine qui s’étend au-delà de la métaphysique ; ou bien : la ’Pataphysique dépasse la métaphysique d’autant que celle-ci dépasse la physique — dans tous les sens ad libitum.
Métaphysique est un vocable qui a le pouvoir de signifier exactement ce qu’on veut lui faire signifier : aussi sa popularité ne se dément-elle pas. Dans l’œuvre d’Artistote, il désignait l’ordre de spéculations dont il était traité après les livres de « Physique ».
La ’Pataphysique envisage l’univers réel dans sa totalité et tous les autres univers avec, — et professe qu’ils ne sont ni bons ni mauvais, mais pataphysiques. René Daumal a écrit qu’il se proposait de faire pour la métaphysique ce que Jules Verne avait fait avec la physique. La ’Pataphysqiue donc, pénétrant dans les au-delàs quels que soient leur sens, nous invite à une navigations de découvertes et d’aventures au sein de ce que Jarry appelait l’Éthernité. C’est, bien sûr, en elle, que tous nous vivons.
- II — La ’Pataphysique est la Science du particulier, des lois qui régissent les exceptions.
Le domaine qui s’étend au-delà de la physique ne sera pas atteint par des généralités de plus en plus vastes. L’erreur de la « pensée contemporaine » fut de la croire. Un retour au particulier montre que chaque événement détermine une loi, une loi particulière. La ’Pataphysique relie chaque chose et chaque événement non à une généralité (qui n’est au fond qu’un moyen de souder ensemble des exceptions), mais à la singularité qui en fait une exception [1]. Ainsi la science pataphysique n’a pas à chercher de remèdes, à envisager de « progrès », à sacrifier aux prétendues amélioration de l’état des choses : elle reste innocente de tout message. Science pure, la ’pataphysique est sans loi, et ne pourrait par conséquent être hors la loi.
- III — La ’Pataphysique est la science des solutions imaginaires.
Dans l’ordre du particulier, chaque événement résulte d’un nombre infini de causes. Par conséquent, la solution de tout problème particulier (c’est à dire l’attribution de causes et d’effets) repose sur un choix arbitraire — autre terme pour désigner l’imagination scientifique. Quelle différence y a-t-il d’attribuer la gravitation à la « courbure de l’espace » ou à l’« attraction » électro-magnétique ? Comprendre l’une ou l’autre de ces interprétations requiert une forte débauche d’imagination scientifique. La science est tenue de préférer la solution qui convient aux faits, qu’il s’agisse de la lumière ou de la chute d’une pomme. La ’Pataphysique fait bon accueil à toutes les théorie scientifiques (et elles vont bien !) : elle traite chacune d’elles, non pas comme une généralité, mais comme une tentative, parfois héroïque et parfois pathétique, pour apposer l’étiquette « vrai » sur l’une de ces interprétations. Les étudiants en philosophie se rappellent peut-être l’Allemand Hans Vaihinger et sa philosophie du « als ob » : il enseignait, avec quelque lourdeur mais non sans persévérence, que nous construisioins notre propre système de pensées et de valeurs et que nous vivions ensuite « comme si » la réalité s’y conformait. L’idée de « vérité » est la plus imaginaire de toutes les solutions.
- IV — À l’égard de la ’Pataphysique, tout est la même chose.
Le pataphysicien non seulement n’accepte aucune solution scientifique définitive, mais encore n’attribue de valeur à aucune valeur, qu’elle soit morale, esthétique ou autre : il tient ces valeurs pour de simples faits d’opinion. Le principe de l’équivalence universelle et de la conversion des contraires réduit l’univers dans sa réalité pataphysique à des cas uniquement particuliers. Il est d’autant plus logique par conséquent que le pataphysicien puisse prendre plaisir au « travail » et réponde des manières les plus diverses aux appétits « normaux » (et « anormaux ») de la chair et de l’esprit, qu’il puisse parfois avoir des égards pour son prochain, et même occuper un « poste resonsable » dans la société. La ’Pataphysique ne prêche ni rébellion ni soumission, ni moralité ni immoralité, ni réformisme ni conservatisme politique, et assurément ne promet ni bonheur ni malheur. À quoi celà rimerait-il quand tout est la même chose [2] ?
- V — La ’Pataphysique est — d’allure — imperturbable.
Jarry fut pris par ses contemporains pour un plaisantin ou un fou. Tels furent les premiers effets du contre-sens commis. La ’Pataphysique n’a rien à voir avec l’humour, non plus qu’avec cette espèce de folie apprivoisée, bruyament mise à la mode par la psychanalyse. La vie, c’est entendu, est absurde mais c’est parfaitmeent banal et il est grotesque de la prendre au sérieux. Surtout pour s’en indigner ou pour l’attaquer : le comique est un sérieux qui s’excuse par la bouffonnerie, le sérieux pris au sérieux est inexorablement bouffon [*]. Il n’éclate pas de rire, ne se met pas à jurer non plus quand on lui demande de remplir un questionnaire en quatre exemplaires sur ses affiliations politiques et ses habitudes sexuelles : au contraire, il couvre chacune des quatre feuilles de détails différents et également valables. Cette imperturbabilité lui confère l’anonymat et la possibilité de goûter l’entière profusion pataphysique de l’existence.
- VI — Tout est pataphysique ; cependant peu d’hommes mettent consciemment la ’Pataphysique en pratique.
Il n’y a pas de différence de valeur mais seulement d’état entre les hommes ordinaires et ceux qui sont délibérément conscients de la nature pataphysique du monde et d’eux-mêmes. Le Collège de ’Pataphysique ne vaut ni plus ni moins que l’Académie Française u quele « Hilldale Garden Club Men’s Auxiliary Commitee of three on Poison Ivy Extermination » [3]. Toutefois le Collège, lucide sur sa propre nature, peut jouir du spectacle pataphysique de sa propre conduite. Et quelle autre science que la ’Pataphysique peut tenir compte de la conscience, de la « conscience de soi » qui se glisse perpétuellement hors d’elle-même pour pénétrer dans l’éthernité ? La monstrueuse gidouille du Père Ubu est figurée par une spirale que la ’Pataphysique du docteur Faustroll transpose en symbole de cette quête éthernelle, tournant sans fin sur elle-même. Symbole ? Au point où nous sommes, tous les mots, étant pataphysiques, sont équivalents.
- VII — Au-delà de la ’Pataphysique, il n’est rien ; elle est la suprême instance.
Tel l’apprenti sorcier nous sommes les victimes de notre connaissance — surtout de notre savoir scientifique et technique. Le suprême recours contre nous-mêmes réside dans la ’Pataphysique. Non que la ’Pataphysique puisse changer l’Histoire : cette gigantesque improvisation du passé est déjà du ressort de la Science des Sciences. Mais la ’Pataphysique concède à quelques individus, sous des dehors imperturbables, de se transformer en leur particularité même : ainsi Ubu ou Faustroll, vous ou moi. En apparence, on peut se conformer méticuleusement aux rites et aux conventions de la vie civilisée, mais on considère ce conformisme avec le soin et la délectation d’un peintre qui choisit ses couleurs ou, peut-être, d’un caméléon. La ’Pataphysique est une attitude intérieure, une discipline, une science et un art qui permet à chacun de vivre comme une exception et de n’illustrer d’autre loi que la sienne.
[...]
[1] Dans les Gestes et Opinions du docteur Faustroll il est remarquable de constater que la plupart des chapitres sont consacrés à des Cas Particuliers envisagés dans ce qu’ils ont de plus singulièrement singulier. Le docteur navigue d]île en île qui chacue représente une œuvre littéraire ou artistique, mais selon une transposition et un style inventés nominativement pour chacune.
[2] Rappelons que, selon l’article 11 des Statuts du Collège de ’Pataphysique, celui-ci (comme la ’Pataphysique) « n’engage à rien, mais au contraire dégage dans tous les sens du mot dégager et du mot sens ».
[*] Imperturbabilité n’est pas une traduction noble de froideur. Rester frois est une marque d’indifférence et n’est au mieux qu’un jeu indifférent. Le pataphysicien se sent personnellement intéressé — non par l’« engagement » de celui qui cherche à créer des valeurs humaines — mais à la manière de l’enfant regardant dans un kaléidoscope ou de l’astronome étudiant ses galaxies.
[3] Soit : Le Commité auxiliaire à trois de la société masculine du jardin de Hilldale pour l’extermination du lierre vénéneux.