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Le Réel & l’Apparent
Cette communication à été prononcée lors de la Fête des apparences, sur la Terrasse des Trois Satrapes, le 13 septembre 2020 (vulg.), et publiée dans Le Publicateur n°27 (15 mars 2021 vulg.)
Apparemment & Apertement
Avec l’appui des Méditations de Descartes & de son fameux cogito on peut argumenter que nos sens peuvent tous être trompeurs & que la seule réalité d’un Être pensant réside dans sa propre pensée (et tout le reste est littérature... à ceci près que – puisque la littérature r é a l i s e la pensée de son auteur – nous accorderons également le statut de réalité à la littérature. Autrement les écrits de Descartes seraient irréels, inapparents, inopérants, & nul n’aurait pu y lire cette pensée que la pensée est la seule vérité ontologique certifiée par soi-même).
La sagesse populaire a cependant l’habitude d’opposer réalité & apparence en conférant la réalité aux choses tangibles (parce qu’étymologiquement « réel » vient du latin res [j’ai lu ça dans un dictionnaire] et qu’une chose serait réelle parce qu’elle est matérielle) & l’apparence aux manifestations de ces choses (à ce qu’on croit voir mais qui n’est peut-être qu’un leurre, qu’une construction de l’esprit). C’est ainsi, disait le Sérénissime Janvier Mauvoisin, que les « philosophes » distinguent les visions des phénomènes.
On ne va certainement pas demander aux pataphysiciens de généraliser ou de trancher si la seule certitude de réalité phénoménale est la pensée ou si, à l’inverse, la pensée crée des visions & des apparences (par exemple le mouvement apparent du soleil autour de la terre).
Jusqu’à ce que l’on sache scientifiquement que la terre tourne autour du soleil, la « vérité » était bien différente de celle qui est admise depuis. La réalité des choses dépend en premier lieu de l’état de nos connaissances et de notre angle de vue. C’est le paradoxe félin de Schrödinger, une chose ne devient vraie qu’à partir du moment où on en a connaissance. Paradoxe qui a ébranlé les « scientifiques » du XXe siècle vulgaire, mais qui est un principe de base des pataphysiciens depuis l’antiquité. Tant qu’on n’a pas observé les hommes dans leur caverne – vous savez, ceux qui ne sont jamais sortis et sont impressionnés par les ombres portées venant de l’extérieur – eh bien tant qu’on n’a pas jeté un œil dans et hors la caverne pour savoir ce qui s’y passe, personne – pas même Platon – ne peut affirmer si les ombres sont en réalité des dieux ou les dieux en réalité des ombres.
La question du point de vue a bien évidemment été posée dans le chapitre du Faustroll qui définit la ’Pataphysique :
« Au lieu d’énoncer la loi de la chute des corps vers un centre, que ne préfère-t-on celle de l’ascension du vide vers une périphérie [1] ? »
Pour prendre un exemple très basique, pour études primaires, une sorte de cours inférieur de ’Pataphysique : lorsqu’on ouvre la main et qu’on laisse tomber un caillou apparemment banal au dessus d’une flaque d’eau, on voit le caillou tomber dans l’eau, à cause de la gravitation, de l’attirance des corps proportionnelle au produit de leur masse et inversement proportionnelle au carré de leur distance, de l’attraction terrestre, etc.
Ceci n’est juste que si l’on considère que la terre est notre seul repère dans l’univers (opinion bien pardonnable aux humains puisqu’ils ont cette même terre quotidiennement sous le nez [2]). Si un jour on apprend que ce banal caillou-là – celui qui est tombé dans l’eau – est le seul point fixe de l’univers (théorie qui n’est pas moins absurde que de penser que le point de référence est la terre [3]) alors, toujours selon les lois de la gravitation, de l’attirance des corps proportionnelle au produit de leur masse et inversement proportionnelle au carré de leur distance, que je ne me permettrai pas de remettre en cause, ce serait bien la flaque d’eau qui monte, avec toute la terre et l’univers qui va autour, vers notre caillou.
Un autre exemple très basique, également pour nos études inférieures de ’Pataphysique rudimentaire, avec une histoire de trains qui se croisent ou plutôt qui se décroisent. Chacun a pu connaître l’expérience de se trouver assis dans un wagon à l’arrêt dans une gare, à côté d’un autre train, et d’avoir la sensation que le train recule, avant de se rendre compte que c’est le train situé sur l’autre voie qui avance. On croit alors avoir été trompé, on se persuade que notre train ne bougeait qu’en apparence & que le train voisin bougeait en réalité.
Selon l’orientation de la gare, la position précise des rails et la vitesse de l’autre train, on peut parfaitement spéculer que le train d’à côté roule non seulement exactement dans le sens contraire de la rotation de la terre mais aussi à la même vitesse. Ce qui signifierait que le train qui roule ne change pas de position et ne bouge qu’en apparence & que c’est bien le wagon dans lequel on est assis qui recule réellement puisqu’il est immobile sur une terre qui tourne.
Le réel & l’apparent dépendent seulement de l’angle de vue de l’observateur. Les deux trains précédents sont à la fois immobiles & en mouvement. Ce qui revient au même puisque pour nous les contraires sont identiques. Et ce n’est pas qu’une formule, même si « l’identité des contraires » est souvent perçue par le profane comme une pirouette, au mieux comme une posture, au pire comme une imposture (ce qui de nouveau revient au même).
Si je dis que le réel est une apparence & que l’apparent est une réalité, je m’appuie sur le latin – même si je ne suis pas latiniste : si je consulte un dictionnaire étymologique, je lis que le latin apparere a donné en Français « apparaître » ET « apparoir ». Il appert que « apparaître » & « apparoir » apparaissent opposés bien qu’ayant exactement le même sens étymologique.
Mais revenons au Sérénissime Janvier Mauvoisin citant lui-même Épicure qui soutenait déjà que « l’apparence est pleinement suffisante & que les simulacres SONT des réalités parfaitement matérielles, non pas des signes de la réalité. »
La réalité se forme selon la conscience de chacun. On peut, comme le Transcendant Thieri Foulc être Lunetier aveugle : voir qu’on ne voit pas et tenter de déciller les yeux des autres. On peut aussi, comme le Régent François Caradec, se savoir invisible quand la foule vous observe. Il a déclaré de vive voix à une séance publique de l’Oulipo, et de vif écrit dans les Carnets du Collège [4] :
« Tel que vous me voyez, je suis invisible.
Vous vous dites certainement : il se fiche de nous, il n’est pas invisible du tout puisque nous le voyons !… C’est bien vite dit et ça demande à être examiné de plus près.
[…] Si vous ne me voyez pas invisible, c’est tout simplement parce que vous n’êtes pas encore habitués à ne rien voir.
[…] Je suis devenu invisible par nécessité. Disons que j’en avais marre d’être visible et de trimballer un habitus, comme dit Raymond Roussel, un habitus compact et encombrant. C’est ce qui avait dû travailler Wells lorsqu’il publia son roman en 1897, ou Jules Verne Le Secret de Wilhelm Storitz.
[…] Seulement au lieu de m’affubler de bandes de sparadrap et de couvrir mes mains avec de gros gants blancs particulièrement salissants, je me suis contenté de conserver mon visage et mes mains habituelles, suscitant ainsi une exception à l’exception, au nom de l’épataphysique. »
Pour revenir à notre célébration actuelle, en l’honneur des centenaires conjoints du Transcendant Boris Vian et du Sérénissime Raymond Fleury. Cela ne nous gêne pas le moins du monde d’honorer pataphysiquement ces anniversaires centenaires calculés sans corrélation avec le Calendrier ’Pataphysique (le Calendrier Réel) et indépendamment de la naissance pataphysique (qui intervient comme chacun le sait le jour où l’on acquiert la conscience en s’inscrivant au Collège).
Elle est seulement pour nous une simple apparence. Boris Vian faisait ce commentaire [6] sur une photo de lui, entièrement nu, prise alors qu’il n’était pas encore pataphysiquement né :
« [L’enfance] c’est un état (celui que représentait cette photographie) absolument transitoire… C’est pour l’instant une opinion personnelle : peut-être sera-t-elle adoptée par le Collège un jour : mais pour moi les enfants n’existent pas.
Les enfants sont des états transitoires de l’adulte… des états intermédiaires qui sont par conséquent presque virtuels… Par conséquent, la photo que l’on a publiée de moi, assis tout nu dans un petit fauteuil d’osier, est une photo d’un objet virtuel, puisqu’il a cessé d’exister depuis longtemps, c’est en somme la photo d’un fantôme, si vous voulez… et la photo d’un fantôme ne saurait choquer personne. »
Pour autant notre vision distante et détachée – l’imperturbabilité pataphysique – ne nous empêche de ressentir ni la peine & la compassion dans le deuil, ni la joie & l’allégresse dès que l’occasion se présente ! Cette conscience pataphysique du monde flottant qui nous entoure se retrouve presque – à condition d’en ôter tout folklore mystique – dans l’Ukiyo japonais désignant à la fois le monde flottant qui n’est qu’illusion ET le monde flottant qui compose la réalité matérielle humaine.
Nous savons bien, nous, pataphysiciens, que la réalité est irréfutable aux yeux des autres, mais nous savons aussi que ces autres n’ont aucune conscience que leur monde est aussi fictif que le nôtre. Nous acceptons de manière égale leur réalité, nous ne nions pas que Faustroll est un personnage de roman, mais notre réalité est que ce personnage de roman dirige r é e l l e m e n t le Collège de ’Pataphysique. La distinction entre ce qui est fictif et ce qui ne l’est pas nous importe peu.
Que des codicologues rapaces, des éditeurs jaloux, aillent pusillanimement chercher QUI a vraiment écrit les œuvres de Molière, Torma, Sandomir, Homère, Shakespeare, Kardashian ! Ils sont convaincus d’avoir découvert des vérités & de révéler des mystifications en rendant publiques de possibles publications secrètes comme un vulgaire agent-double, trahissant rageusement de supposés mystères.
Ils s’excluent d’eux mêmes du champ de la conscience pataphysique & ne font que remplacer un mythe par un autre : le mythe de la véracité. Nous, nous voyons plus vaste & ne refusons ni les apparences communes, ni les réalités vulgaires : nous nous en délectons !
Nous reconnaissons que Boris Vian & Raymond Fleury sont né matériellement, humainement, tangiblement en l’année 1920 du calendrier commun & nous nous réjouissons de fêter en cette année 2020 vulgaire le centenaire du Transcendant Boris Vian (qui ne peut apparemment plus nous entendre) et aujourd’hui même le centenaire du Sérénissime Raymond Fleury (qui recevra nos vivats enregistrés dans sa résidence de Savoie).
Adoncques nous présentons avec solennité & liesse nos vœux les plus vulgaires :
Bon anniversaire apparent Monsieur Vian !
Bon anniversaire apparent Monsieur Fleury !
[1] « le vide étant pris pour unité de non-densité, hypothèse beaucoup moins arbitraire que le choix de l’unité concrète de densité positive eau. »
[2] Et que la terre est bien notre repaire.
[3] Sous le puéril prétexte qu’elle est plus grosse que le caillou.
[4] Carnet no 23, pages 15 à 18.
[5] Nous ne nions pas non plus la mort physique !
Le Collège rappelait dans Les 101 Mots de la ’Pataphysique que pour Julien Torma « nos idées sur la mort sont candides. Les uns croient qu’on ne meurt pas. C’est évidemment trop naïf. Les autres croient que mourir n’est rien vu qu’avant on vit et qu’après on n’y pense plus. C’est – non moins évidemment – trop bien raisonné […] la mort est ironique ».
« La mort est une bonne farce qui nous empêche de prendre la vie au sérieux. C’est ce qui l’excuse. »
[6] Dossier no 12, page 85.
[7] cf. Testament du Dr Sandomir