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Eugène Ionesco pataphysicien
(Ce texte a été repris du volume Le Cercle des pataphysiciens, de la collection Mille-et-une-nuits, n¨544 en 2008 vulg.)
La notoriété d’Eugène Ionesco aurait de quoi surprendre, si l’on se souvenait que son œuvre était accueillie par de l’indifférence, au mieux par des invectives (« Ils sont faux, ces Roumains ! », pouvaient crier les vaillants Gaulois en 1950 comme en 1920…). Qui eût pu pressentir dans ce fouteur de trouble le Grand Auteur con-sacré par l’Académie et la Comédie françaises ? Qui, sinon le Collège de ’Pataphysique, dont un fondateur, Jean-Hugues Sainmont, annonçait l’avènement de « l’ionesculte », à une époque où l’on parlait plus d’Unesco que d’Ionesco (« Quant à l’Unesco, je ne sais pas ce que c’est », lettre de 1955) ?
Il était écrit que l’auteur de La Cantatrice chauve devait rejoindre le Collège : cette anti-pièce est saluée dès les premiers Cahiers de la nouvelle Institution et le maigre public (maigre et insatiable) peut en découvrir le texte original dans les numéros 7 et 8-9 (1952). Entré au Collège l’année précédente, l’auteur est alors simple Auditeur. Par la suite, il continuera à confier ses pièces au Collège et celui-ci publiera encore L’avenir est dans les œufs (1955), Le Tableau (1957), Pièce à quatre (1959)… Ionesco est présent dans près de cinquante numéros (et plus de cent soixante pages) des publications précédant le temps d’Occultation du Collège (1975).
Entretemps, il a été promu Régent (1953), titulaire de la chaire de Théorétique Circulaire & Circumcirculatoire, qui traduit la structure de ses pièces, mais aussi les préoccupations patapédagogiques à l’œuvre dans l’œuvre. Dans la mise en pièces de l’éducation, on rappellera : La Leçon (étudiée dans le Cahier 8-9), Jacques ou la Soumission et, moins célèbres mais non moins transcendants, les exercices composés pour Mise en train, un manuel de langue française publié aux États-Unis (dans le n° 11 des Subsidia Pataphysica). Déjà, La Cantatrice était une véritable leçon de conversation.
Le Culminant Régent, puis Transcendant Satrape (1957) participe à maintes incursions et excursions collégiales. Le 8 août 1954, il reçoit à Honfleur le Prix Séculaire d’Horticulture Allaisienne dont il est le premier et à ce jour l’unique titulaire (le prochain lauréat n’est peut-être pas encore né – pour parler rhinocéros – puisque le prochain prix sera décerné en 2054). On voit Ionesco en 1955 lors d’une exploration collégiale au barrage du Coudray, villégiature de Jarry (Boris Vian est également sur Seine). Il intervient, en chaire et en noce, dans la cérémonie de l’Acclamation du Baron Mollet (1959). La « Commémoration de la Découverte du pôle Nord par le capitaine Hatteras » (1961) est fêtée en solitaire par le Transcendant Satrape quelques jours après la date fixée ; c’est en cette occasion que l’on recueille cette déclaration : « Tous mes textes, directement ou allusivement, ne sont écrits que pour la célébration de la découverte du pôle Nord », révélation qui devra s’imposer à tous les exégètes ionescaux épris de raison et perdant la boussole (à l’inverse du navigateur).
C’est donc un pataphysicien chevronné, et très tôt gidouillé, que l’Académie française peut se flatter d’accueillir en 1970. Dans son discours de déception, le professeurr Jean Delay traduit un commun malentendu : « Tant qu’on vous avait pris pour un évadé du Collège de ’Pataphysique, vos loufoqueries, vos ubuismes ne tiraient pas à conséquence, mais vous êtes devenu un auteur considérable (…), au demeurant collaborateur de l’austère Revue de métaphysique et de morale. » Cette volonté de gommer ou dégommer le pataphysicien (comment s’en débarrasser ?) méritait une mise au point du patacadémicien, dans cette réponse à un journaliste qui s’enquérait de ses ambitions :
« Je suis couvert de galons. Non seulement je suis membre de l’Académie française, mais aussi de l’Académie du Maine, de celle du Monde latin, de celle des Arts et Lettres de Boston, de celle de Vaucluse, et je suis, surtout, c’est mon titre le plus important, Satrape au Collège de ’Pataphysique ; le Collège de ’Pataphysique couronne, d’ailleurs, toutes les académies passées, présentes et futures. »
Voilà pour les Immortels… Le roi se meurt (« à la fin du spectacle ») mais le Satrape demeure !