Collège de ’Pataphysique
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Jacques Prévert pataphysicien

(Ce texte a été repris du volume Le Cercle des pataphysiciens, de la collection Mille-et-une-nuits, n¨544 en 2008 vulg.)

Les liens entre Jacques Prévert et le Collège de ’Pataphysique sont de beaucoup antérieurs à la fondation de celui-ci ; ce n’est d’ailleurs pas l’unique paradoxe temporel dont le Transcendant Satrape fut l’objet.
En 1938, soit dix ans avant que les mots « Collège de ’Pataphysique » ne se forment sur les lèvres de Maurice Saillet, la revue des étudiants socialistes, Essais et combats, publiait un poème de Prévert sous le titre « Le Paysage changeur ». C’est celui qui commence par : « De deux choses lune / l’autre c’est le soleil ». Les étudiants socialistes en question, vaccinés ou illuminés par le cours des choses, allaient compter, une guerre plus tard, parmi les fondateurs du Collège.
Entre-temps, l’un d’eux, le futur Satrape P. Lié, devenu professeur de philosophie à Reims, avait initié ses élèves à la poésie de Prévert. Avec eux il avait composé un recueil de huit poèmes et l’avait imprimé clandestinement sur la ronéo de la sous-préfecture (on est en avril 1944). C’est là, de fait, le premier recueil de Prévert dont les œuvres étaient alors dispersées dans des revues. Il s’ouvre sur la « Tentative de description d’un dîner de têtes à Paris-France » et il inclut « Le Paysage changeur », sous ce titre. Il faut rappeler ici que ce poème donne du « paysage » une vision eschatologique-révolutionnaire, misant tout sur le futur ; le titre donné par Prévert était en réalité « Le paysage changera ». Le terme « changeur », simple coquille en 1938, fut dûment reproduit en 1944. Et il fut confirmé par Prévert en 1947 lorsqu’il incorpora le poème dans la deuxième édition de Paroles.
On comprend que, le Collège étant fondé, Jacques Prévert était destiné à y entrer, ce qu’il fit le 8 septembre 1951. Lié à Lié, il l’était également à Maurice Saillet, à Raymond Queneau, à Boris Vian et il devint leur collègue en Transcendance lors de la grande promotion du cinquième anniversaire, le 11 mai 1953. Quatre ans plus tard, il accéda à l’Immarcescibilissime Charge de Modérateur Amovible du Corps des Satrapes. Le Transcendant Corps, en effet, est présidé par un Modérateur Amovible dont la préséance est de pure courtoisie : « Il ne s’autoriserait même pas à demander le silence. »
Dès le Cahier n° 3-4, au moment de son entrée, son poème-réponse-à-une-enquête « Définir l’humour » est cité à titre doctrinal pour maintenir « l’humour platonique, l’humour sucré de la patrie, l’humour de l’art, etc. etc. etc. » à bonne distance de la ’Pataphysique qui a toujours refusé de se laisser confondre avec les lourdes intentions humoristiques. Au Collège Prévert donne divers textes et poèmes, parfois écrits spécialement pour telle ou telle circonstance : « Alphonse Allais » pour le Cahier Allais-Rimbaud (repris ensuite dans La Pluie et le Beau Temps) et ses grandes lettres-poèmes à son « fils », c’est-à-dire à Sa Magnificence le Baron Mollet. Car, c’est encore un paradoxe temporel, Prévert né en 1900 se tient contrapétiquement pour le « vrai père » du Baron Mollet né en 1877. À son « galopin de fils », en juin 1959, il écrit : « Que vas-tu devenir ? je ne sais pas, mais deviens-le » (le Baron Mollet va être « acclamé » Vice-Curateur du Collège). En même temps, il signe l’infime retouche qui transforme des vers de Racine en hymne pataphysique : « Tout l’univers est plein de Sa Magnificence ». Deux ans plus tard, après la fête du Haha et le quatre-vingt-quatrième anniversaire du Baron, il félicite : « Mon fils, C’est ton perce-héros au doux rire si saoul qui t’envoie ce mot pour te dire combien il a été heureux et fier de la Fête du Ha-Ha donnée en ton bonheur et où tu as été triomphalement – et pourtant rien ne vaut le triomphe français – reçu par la Régente Ursula Vian-Kübler, qui était ce soir-là belle comme le jour ou la nuit où Boris Vian la vit pour la première fois… »
La fête du Haha avait été célébrée sur la Terrasse des Trois Satrapes, c’est-à-dire la terrasse, située au-dessus du Moulin-Rouge, où donnaient et où donnent encore les appartements-ateliers des TT.SS. Boris Vian, Jacques Prévert et Ergé (la chienne de Prévert, briarde des Puztas, experte ès catachrèses). Cette terrasse est restée un haut lieu des fêtes collégiales.
Le pataphysicien révère le T.S. Jacques Prévert pour la percutante (im)pertinence de pièces qu’il composait dans les années 1930 pour le groupe Octobre comme La Bataille de Fontenoy (« Soldats tombés à Fontenoy, sachez que vous n’êtes pas tombés dans l’oreille d’un sourd… ») ou de poèmes tels que « Les Petits Plats dans les grands » (dans Histoires) où le Père Ubu fait irruption sous l’espèce du Père éternel (« C’était le même »). Pour autant, il serait peu équanime de sa part de négliger des poésies ou des chansons d’apparence plus sentimentale. Soit l’exemple des « Feuilles mortes » : lorsque Prévert écrivit qu’elles se ramassent à la pelle, il n’ignorait pas qu’elles se ramassent ordinairement à la fourche et cette légère distorsion langagière met la puce à l’oneille du pataphysicien. Le même sait bien que la prévertique « Pêche à la baleine » n’a rien de commun avec l’ordinaire chasse à la baleine.

Thieri Foulc
Provéditeur-Éditeur Général